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Militer en faveur des défenseurs de l’environnement

Jurisprudence relative à la protection des journalistes environnementaux

Les journalistes environnementaux traitent de sujets importants et sensibles, tels que la déforestation, l’exploitation minière illégale, les saisies de terres et la pollution. En enquêtant et en mettant au jour les activités privées et publiques qui ont un impact négatif sur l’environnement, ils fournissent au public des informations essentielles. 

En même temps, ce service d’une importance capitale présente beaucoup de risques. Dans de nombreuses régions du monde, les reportages sur l’environnement sont considérés comme l’un des métiers les plus dangereux du journalisme, devancé uniquement par les reportages sur les conflits armés.[1] Les journalistes environnementaux ne sont pas seulement confrontés aux restrictions imposées par l’État en matière d’accès à l’information, mais aussi au harcèlement, aux menaces, aux arrestations arbitraires et à la criminalisation de leurs reportages. De 2018 à 2022, RSF a documenté plus de cinquante violations de la liberté de la presse, dont dix décès, liés au journalisme environnemental.[2] On estime que le nombre de journalistes environnementaux tués entre 2009 et 2021 pourrait s’élever à trente.[3]

La défense juridique des journalistes environnementaux est essentielle pour leur permettre de poursuivre leurs reportages. Cette fiche d’information présente certains des défis auxquels sont confrontés les journalistes spécialisés dans l’environnement et met en lumière une sélection de jurisprudence provenant de différentes juridictions.

L’accès à l’information

Pour que les journalistes puissent rendre compte efficacement des questions environnementales et fournir des informations importantes au public, l’accès aux lieux, aux personnes et aux informations est essentiel. Toutefois, les lois sur la sécurité nationale, le secret d’État et la sédition sont souvent utilisées à mauvais escient pour empêcher les journalistes et les défenseurs des droits de l’homme d’accéder aux informations environnementales et autres.[4]

Les tribunaux et organismes internationaux ont à maintes reprises affirmé que les informations sur les activités ayant un impact potentiel sur l’environnement doivent être considérées comme des questions d’intérêt public[5] et donc soumises aux exigences légales en matière d’accès à l’information. Les instruments internationaux contraignants et non contraignants prévoient expressément que les États doivent faciliter l’accès à l’information sur les questions environnementales. Il s’agit, par exemple, du principe 10 de la déclaration de Rio,[6] qui souligne l’importance de mettre l’information environnementale à la disposition du public et au niveau régional, de la Convention d’Aarhus[7] en Europe et de l’accord d’Escazú[8] pour les États signataires d’Amérique latine et des Caraïbes.

La jurisprudence internationale soutient également l’accès effectif à l’information environnementale. La Cour interaméricaine des droits de l’homme (CIDH), par exemple, a estimé que l’accès à ces informations permet l’exercice d’autres droits, notamment la participation du public, et qu’il doit donc être fourni de manière « abordable, efficace et opportune » ; sans qu’il soit nécessaire de prouver l’intérêt direct ou l’implication personnelle.[9] Soulignant le principe de divulgation maximale, la Cour internationale des droits de l’homme a estimé, dans l’affaire Claude Reyes c. Chili, que le refus d’accorder l’accès à des informations environnementales détenues par l’État constitue une ingérence dans la liberté d’expression et ne peut être justifié que si les conditions cumulatives du test bien établi en trois parties sont remplies.[10]

De même, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a précisé que l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, qui consacre la liberté d’expression, englobe le droit des médias et d’autres personnes d’accéder aux informations d’intérêt public détenues par les autorités afin de remplir leur rôle de gardiens de l’ordre public.[11] Dans l’affaire Guerra et autres c/ Italie, dans laquelle 150 personnes ont souffert d’empoisonnement aigu à l’arsenic à la suite de fuites provenant d’une usine chimique voisine, la Cour européenne des droits de l’homme a conclu à une violation du droit à la vie privée et familiale des requérants, l’État n’ayant pas fourni à la population locale les informations essentielles sur les risques.[12]

Dans le contexte africain, l’article 24 de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples (Charte de Banjul), qui énonce le droit à un environnement général satisfaisant, a été interprété comme impliquant le droit procédural d’accéder aux informations relatives à l’environnement afin de permettre la participation du public aux décisions ayant un impact sur l’environnement.[13]

Poursuites stratégiques contre la participation publique (ou « poursuites-bâillons »)

Les journalistes environnementaux sont également souvent confrontés à des représailles pour leurs reportages, sous la forme de poursuites stratégiques contre la participation publique (SLAPP).[14] Les poursuites-bâillons, souvent intentées par des individus puissants ou des fonctionnaires, sont des actions en justice menées de façon abusive et sans fondement, destinées à faire taire les critiques sur des questions d’intérêt public. Sous des formes très diverses, le dénominateur commun de ces poursuites est la tentative d’intimider les journalistes et de détourner leur attention de l’information en les soumettant à des procès longs et coûteux.

Certaines juridictions, comme le Canada, les États-Unis et l’Union européenne, ont adopté ou sont en train d’adopter une législation dite anti-SLAPP. Avec des dispositions telles que le rejet anticipé des plaintes manifestement infondées ou des recours contre les procédures judiciaires abusives, ces lois doivent soigneusement équilibrer le droit d’accès à la justice et la liberté d’expression. Bien que ces évolutions législatives renforcent généralement la protection juridique des journalistes, les poursuites-bâillons continuent de poser un problème pour les reportages sur l’environnement dans de nombreuses régions du monde. 

La nature abusive des poursuites-bâillons et leur effet préjudiciable sur l’exercice de la liberté d’expression ont été reconnus par les tribunaux internationaux et nationaux. La CIDH, par exemple, a statué que les SLAPPs constituent « un usage abusif des mécanismes judiciaires qui doivent être réglementés et contrôlés par les États, dans le but de permettre l’exercice effectif de la liberté d’expression ».[15]

Dans une affaire concernant des poursuites en diffamation engagées par plusieurs sociétés minières contre des militants et leurs avocats à la suite de déclarations critiques à l’égard de leurs activités minières, la Haute Cour du Cap a relevé le déséquilibre de pouvoir « flagrant » et a estimé que les poursuites n’étaient pas « authentiques et de bonne foi, mais constituaient simplement un prétexte dans le seul but de réduire au silence les opposants et les critiques ».[16] Ce jugement a ensuite été confirmé par la Cour constitutionnelle,[17] et la Haute Cour de Pietermaritzburg[18] a récemment accepté la défense SLAPP dans une affaire pénale. En Colombie, la Cour constitutionnelle a déclaré inconstitutionnelle une loi qui facilitait les poursuites-bâillons.[19]

Persécution et criminalisation 

Au-delà des poursuites-bâillons, les journalistes environnementaux sont également confrontés à de nombreux autres types de harcèlement juridique, notamment la criminalisation de leur travail. Les dispositions pénales, telles que les lois sur la diffamation, sont souvent utilisées à mauvais escient pour réduire les journalistes au silence et créer un effet dissuasif sur les reportages d’intérêt public.[20] Les lois pénales sur la diffamation, en particulier lorsqu’elles entraînent une peine d’emprisonnement, constituent une ingérence disproportionnée dans la liberté d’expression.

Ce point de vue est partagé par de nombreux tribunaux et organismes internationaux. Par exemple, le Comité des droits de l’homme des Nations unies estime que l’emprisonnement n’est jamais une peine appropriée pour la diffamation et plaide en faveur de la dépénalisation de la diffamation.[21] La Cour européenne des droits de l’homme considère généralement que les peines de prison pour l’exercice de la liberté d’expression sont disproportionnées.[22] Elle a également décrit l’imposition d’autres sanctions, notamment une amende, comme « une sorte de censure », dissuadant à la fois le journaliste condamné et d’autres personnes de contribuer à des débats d’intérêt public.[23]

Dans le contexte des lois sur la diffamation, la CIDH a reconnu l’effet dissuasif que les condamnations pénales et les sanctions civiles ont sur le travail des journalistes.[24] Elle a également estimé que la condamnation à un an de prison avec sursis et à une amende pour des commentaires critiques sur une enquête judiciaire était disproportionnée et constituait une ingérence injustifiée dans la liberté d’expression.[25] Récemment, la Commission interaméricaine a également condamné la criminalisation des défenseurs de l’environnement par l’utilisation abusive des lois pénales en général et a souligné l’obligation des États de respecter les droits des défenseurs de l’environnement, de prévenir les actes de violence à leur encontre, de protéger leurs droits et d’enquêter sur les crimes commis contre eux, de les poursuivre et de les punir.[26]

Dans une approche similaire, la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples a clairement indiqué que personne ne devrait être soumis à des sanctions ou à d’autres préjudices pour avoir publié de bonne foi des informations sur des actes répréhensibles ou des menaces graves pour, entre autres, l’environnement.[27] La Commission[28] et la Cour africaine[29] ont toutes deux reconnu l’effet préjudiciable des lois pénales sur la diffamation sur la liberté d’expression. Des positions similaires ont été adoptées par des tribunaux régionaux et nationaux, notamment la Cour de la CEDEAO,[30] la Haute Cour du Kenya[31] et la Cour constitutionnelle du Zimbabwe.[32]

  • 1. GIJN, Why Covering the Environment Means Risking Your Life in Many Parts of the World (2 September 2021), available at https://gijn.org/stories/why-covering-the-environment-means-risking-your-life-in-many-parts-of-the-world/
  • 2. RSF, Red alert for green journalism – 10 environmental reporters killed in five years (21 August 2020), available at https://rsf.org/en/red-alert-green-journalism-10-environmental-reporters-killed-five-years#:~:text=A%20total%20of%2020%20journalists,)%20and%20India%20(4).
  • 3. GIJN, Why Covering the Environment Means Risking Your Life in Many Parts of the World (2 September 2021), available at https://gijn.org/stories/why-covering-the-environment-means-risking-your-life-in-many-parts-of-the-world/.
  • 4. UN OHCHR, Comentario a la declaración sobre el derecho y el deber de los individuos, los grupos y las instituciones de promover y proteger los derechos humanos y las libertades fundamentals universalmente reconocidos (2016) p. 73-74, available at: https://www.ohchr.org/sites/default/files/Documents/Issues/Defenders/ComentDeclDDH_WEB.pdf
  • 5. IACtHR, Advisory Opinion OC-23/17: The Environment and Human Rights (15 November 2017), para 214; see also ECtHR, Steel and Morris v. the United Kingdom, no. 68416/01, § 89, ECHR 2005-II and ECtHR, Mamère v. France, no. 12697/03, § 20, ECHR 2006-XIII.
  • 6. Rio Declaration on Environment and Development (12 August 1992), Principle 10, A/CONF.151/26 (Vol); available at http://www.un-documents.net/rio-dec.htm;
  • 7. Convention on Access to Information, Public Participation in Decision-Making and Access to Justice in Environmental Matters ("Aarhus Convention”), Article 4, (25 June 1998), available at https://unece.org/DAM/env/pp/documents/cep43e.pdf
  • 8. Regional Agreement on Access to Information, Public Participation and Justice in Environmental Matters in Latin America and the Caribbean (“Escazú Agreement") (4 March 2018), available at https://repositorio.cepal.org/server/api/core/bitstreams/7e888972-80c1-48ba-9d92-7712d6e6f1ab/content.
  • 9. IACtHR, Advisory Opinion OC-23/17: The Environment and Human Rights (15 November 2017), paras 217, 219-220.
  • 10. IACtHR, Claude Reyes v. Chile (19 September 2006), Serie C No. 151, paras 89-92.
  • 11. ECtHR, Társaság a Szabadságjogokért v. Hungary, no. 37374/05, §§ 26-27, 38, 14 April 2009.
  • 12. ECtHR, Guerra and Others v. Italy, 19 February 1998, §§ 58-60 Reports of Judgments and Decisions 1998-I.
  • 13. Amechi, Polycarp Emeka, Enhancing Environmental Protection and Socio-Economic Development in Africa: A Fresh Look at the Right to a General Satisfactory Environment under the African Charter on Human and Peoples’ Rights (2009), LEAD Journal 5/1, p. 63, available at https://lead-journal.org/content/09058.pdf; Lugard, Sunday Bontur, The human right to a satisfactory environment and the role of the African Court on Human and Peoples’ Rights (2021) KAS African Law Study Library, p. 404, 410, available at https://www.nomos-elibrary.de/10.5771/2363-6262-2021-3-402.pdf.
  • 14. See for instance European Parliament, Resolution 2021/2036 on strengthening democracy and media freedom and pluralism in the EU: the undue use of actions under civil and criminal law to silence journalists, NGOs and civil society (11 November 2021), M. and N., available at https://www.europarl.europa.eu/doceo/document/TA-9-2021-0451_EN.html#def_1_25.
  • 15. IACtHR, Palacio Urrutia v. Equador (24 November 2021), Serie C No. 446, para 95.
  • 16. South African High Court of Cape Town, Mineral Sands Resources (Pty) Ltd and Another v Reddell and Others, (7595/2017 and others) [2021] ZAWCHC 22, paras 60, 66.
  • 17. South African Constitutional Court, Mineral Sands Resources (Pty) Ltd and Others v Reddell and Others (CCT 66/21) [2022] ZACC 37 (14 November 2022).
  • 18. South Africa, Pietermaritzburg High Court, Maughan v. Zuma (7 June 20223), case 12770/22P.
  • 19. Colombian Constitutional Court, Case C-135/21 (13 May 2021).
  • 20. See for instance: PACE, Towards decriminalisation of defamation, Resolution 1577 (4 October 2007), available at: https://assembly.coe.int/nw/xml/XRef/Xref-XML2HTML-en.asp?fileid=17588&lang=en,.
  • 21. UN Human Rights Committee (HRC), General Comment No 34: Article 19: Freedoms of opinion and expression UN Doc CCPR/C/GC/34 (12 September 2011), para 47; see also UN HRC, Concluding Observations on Italy, 24 April 2006 CCPR/C/ITA/CO/5 par. 19 and UN HRC, Communication No. 1815/2008, Adonis v The Philippines, Views adopted by the Committee at its 103rd session (17 October–4 November 2011), par. 7.9-10.
  • 22. ECtHR, Cumpǎnǎ and Mazǎre v. Romania [GC], no. 33348/96, §§ 115-116 ECHR 2004-XI; Paraskevopoulos v. Greece, no. 64184/11, §§ 42-43, 28 June 2018; Sallusti v. Italy, no. 22350/13, §§ 59, 62, 7 March 2019.
  • 23. ECtHR, Lingens v. Austria, 8 July 1986, § 44, Series A no. 103.
  • 24. IACtHR, Palacio Urrutia v. Equador (24 November 2021), Serie C No. 446, paras 124-125, 160.
  • 25. IACtHR, Kimel v. Argentina (2 May 2008), Serie C. No. 177, para 94.
  • 26. OAS, IACHR Publishes Report on Situation of Environmental Defenders in Northern Central American Countries (25 April 2023), available at https://www.oas.org/en/iachr/jsForm/?File=/en/iachr/media_center/preleases/2023/076.asp.
  • 27. ACHPR, Declaration of Principles on Freedom of Expression and Access to Information in Africa (10 November 2019), Principle 35(1), available at https://achpr.au.int/en/node/902.
  • 28. ACHPR, Resolution on Repealing Criminal Defamation Laws in Africa (10–24 November 2010), available at https://achpr.au.int/en/adopted-resolutions/169-resolution-repealing-criminal-defamation-laws-africa-achprres169xlvii.
  • 29. ACtHPR, Lohe Issa Konaté v Burkina Faso (5 December 2014) App. No. 004/2013.
  • 30. ECOWAS Court, Federation of African Journalists and Others v. The Gambia (13 February 2018), ECW/CCJ/APP/36/15.
  • 31. High Court of Kenya, Okuta v. Attorney General (6 February 2017), [2017] eKLR (Petition No. 397 of 2016).
  • 32. Constitutional Court of Zimbabwe, Madanhire v. Attorney-General (12 June 2014), Judgment No. CCZ 2/14.